CRITICAT #11 Les chemins du vent, Alexis Pernet

CRITICAT #11, Paris, France, 2013
ISBN 9782954428406

En novembre 2010, l’artiste canadien Patrick Beaulieu a conçu le projet Ventury, dérive continentale de 25 jours à travers l’Amérique du nord en suivant la direction des vents. Pour ce faire, il a équipé un pick-up Ford Ranger d’une girouette et d’une chaussette à vent hissée en haut d’un mat télescopique. Trois copilotes se sont succédés à bord du véhicule, le Blue Ranger, pour témoigner de cette expérience. Le présent article constitue un témoignage de la première partie du parcours, de Chicago à Cincinnatti, en passant par le Wisconsin, l’Indiana, l’Illinois et le Kentucky.

EXTRAIT

« […] Comme le vent, nous n’avons fait que passer, qu’esquisser des hypothèses avant de les abandonner aussitôt, pour aller vers d’autres. Sans l’entremise d’un guide touristique, c’est d’une simple veille sensible et affective qu’émanaient la plupart des expériences et rencontres de ce voyage. Sans la perspective d’une commande, cette expérience se départit de toute responsabilité, de toute implication immédiate. Et pourtant l’expédition se charge de signes, de témoignages, d’artefacts, tandis que se déploie, chez chacun de nos interlocuteurs, un réseau de virtualités nouvelles. Impossible de penser que ce voyage à la poursuite du vent ne puisse laisser, çà et là, quelques inflexions, tout comme il contribuait à nous changer, de jour en jour.

Quel que soit notre degré d’obéissance aux courants aériens, nous n’avons cessé de composer avec eux et cette expérience est principalement révélatrice, en creux, de l’intensité du désir qui anime peut-être tout voyageur. À Lincoln, dans le café-librairie où nous avions trouvé refuge le jour de Thanksgiving, les rayonnages étaient remplis de bouquins ésotériques et notre hôte n’avait pas attendu longtemps pour nous présenter ceux qui étaient de sa plume. Sa femme, qui attendait de partir pour le repas de famille à Decatur, lui a tapé derrière l’épaule, comme pour lui dire de ne pas s’emballer. Se plongeant dans un jeu de patience sur son ordinateur, elle nous a lancé, au moment du départ : « Well, enjoy America … if you can. » Elle ne semblait plus être en mesure de répondre positivement à sa propre injonction. Nous raccompagnant jusqu’au véhicule garé à proximité de sa devanture, notre écrivain a finalement dit à Patrick, visant de sa main le coeur : « You know you’re not searching for the wind, right ? »
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Alexis Pernet, Les chemins du vent, CRITICAT #11, Association Criticat, Paris, 2013.